Le droit social à l’épreuve des robots et de l’intelligence artificielle
LE CERCLE/POINT DE VUE – Les nouvelles technologies vont détruire, transformer et créer de nouveaux emplois. Il est impératif que notre droit social accompagne les mutations à venir.
La révolution de l’industrie et des services est en marche : recours aux robots, intelligence artificielle , impression 3D, internet des objets… De là, deux réactions : résister (vainement) ou s’adapter. Prenons comme hypothèse celle de l’adaptation et notamment du droit social.
En tchèque, «robota» signifie corvée et en polonais «travailleur» se dit «robotnik». Seulement, appliquer le droit du travail aux robots n’aurait guère de sens : les dispositions du droit du travail ne peuvent concerner le robot, même humanoïde. En matière de santé et de sécurité, assurer la protection d’une enveloppe faite de métal et d’électronique est une ineptie.
Mieux encore, le robot a notamment vocation à remplacer les salariés dans la réalisation des tâches dangereuses et nocives. La durée du travail ? Le robot fonctionne sans contraintes horaires ni temps de pause. Il en va de même de toutes les règles relatives à la reproduction (un robot n’est pas susceptible de réclamer un congé maternité ou un congé parental), à l’intimité (il ne sera jamais pratiqué de fouilles ou d’alcootest sur un robot, ni même de vérification de sa boîte courriel), et aux discriminations.
Que dire enfin des règles relatives aux salaires dont la première vocation est d’assurer la subsistance du salarié ou encore des règles sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ? Un robot n’a pas de genre.
Accompagner la phase transitoire
Si le droit du travail ne saurait régir le travail de robots, il peut en revanche être mobilisé pour encadrer la phase transitoire qui pourrait s’annoncer, de substitution (plus ou moins importante) des robots et, plus généralement de l’intelligence artificielle, aux salariés.
Des études prédisent des effets significatifs voire massifs sur le volume de l’emploi. D’autres – et ils sont, pour dire vrai convaincants – s’accordent pour considérer que beaucoup de postes vont plus évoluer que disparaître. L’époque est sans doute celle de «destructions créatrices d’emplois» selon la théorie de Schumpeter. Demain, des métiers disparaîtront tandis que d’autres se créeront. Combien d’ailleurs subsistent de métiers qui existaient au début du XIXe siècle ?
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Quand il s’agira de justifier les (plus ou moins nombreuses) suppressions d’emplois, les entreprises invoqueront le motif de licenciement tenant aux mutations technologiques inscrit dans le Code du travail. De telles mutations constituent un motif autonome de licenciement : la suppression ou la transformation d’emploi ou la modification du contrat de travail n’a pas à être liée à des difficultés économiques.
Des entreprises viables seraient donc susceptibles de justifier des réductions d’effectifs par des seuls investissements dans la robotique et l’intelligence artificielle. L’opinion publique l’acceptera-t-elle si les licenciements devaient être massifs ?
Licenciement et formation
Toutefois, les conséquences des évolutions technologiques sur les emplois peuvent être anticipées et n’en doutons pas : les juges de demain seront vigilants sur les efforts faits en ce sens par les entreprises quand ils auront à se prononcer sur le bien-fondé du licenciement.
La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) a justement pour finalité « d’anticiper l’évolution de l’emploi et pour objet de déterminer les mesures d’accompagnement des évolutions prévisibles, spécialement du point de vue de la formation ». Et l’article L. 2242-15 du Code du travail dispose que la GPEC peut effectivement porter : « Sur la qualification des catégories d’emplois menacés par les évolutions […] technologiques ».
Les entreprises se saisissent déjà à cette fin de la négociation sur la gestion des emplois. L’enjeu est bien là : adapter les travailleurs d’aujourd’hui aux emplois de demain. Le service public de l’emploi a ici également un rôle crucial à jouer, en relais de la promotion par l’Etat de formations initiales adaptées aux emplois de demain.
Financer la «Sécu»
S’agissant de la sécurité sociale, la perspective de destructions d’emplois menace le fondement et le financement de notre modèle de sécurité sociale. Notre système de protection sociale est un système dans lequel la qualité d’assuré social dépend en principe de la qualité de travailleur.
On peut s’interroger sur l’opportunité de maintenir ce lien alors que des travailleurs seront (dans des proportions incertaines) progressivement remplacés par des robots et, du fait de la promotion de l’intelligence artificielle, l’exercice d’une activité professionnelle tendra peut-être à se raréfier – au moins pour les personnes les moins qualifiées et les moins capables de se reclasser sur les nouveaux emplois créés, hautement qualifiés.
L’enjeu serait alors de déconnecter la protection sociale du travail. L’universalisation de la sécurité sociale serait la perspective. Aujourd’hui financée par les cotisations sociales pesant sur le travail, la sécurité sociale pourrait devoir demain trouver de nouveaux modes de financement. Si l’on écarte – à juste titre – la piste controversée d’une taxe robot, c’est la voie d’impôts à assiette large de type TVA ou CSG qui devrait être explorée.
Travail et dignité
Enfin, s’il faut suivre la perspective d’une raréfaction du travail ou celle d’une inadaptation des personnes qui occupaient les emplois de l’ancienne économie aux emplois de la nouvelle économie, emplois plus qualifiés, le droit à l’assistance sociale devrait également connaître un aggiornamento.
Si effectivement le droit au travail ne pouvait plus être assuré du fait de la raréfaction du travail, sauf à risquer d’importants troubles sociaux en laissant sans revenu les laissés pour compte (ceux dépourvus de capacités ayant une valeur sur un marché), l’idée d’un revenu universel devrait immanquablement être sérieusement discutée.
Mais ce serait considérer qu’une partie de la population ne peut accéder à l’emploi et se résoudre à ce que la collectivité, fidèle à l’engagement de fraternité, distribue des expédients aux exclus. Il faudrait alors accepter de priver certains (par millions) de cette part d’humanité qu’offre le travail, d’une reconnaissance et même d’une dignité, conditions de la participation à la vie sociale.
L’identité sociale ne saurait guère se forger autrement que dans le donner et le recevoir, «un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas» (Montesquieu) et sans travail le danger guette qu’il se perçoive, ou soit perçu, comme un inutile au monde. Faisons donc le pari de l’adaptation des salariés aux évolutions futures et non de la résignation !
Source : Les Echos